Le dimanche 29 mars 2020, alors que la France se trouve dans une période d’urgence sanitaire inédite, le décret n°2020-356 est publié au Journal Officiel…

Ce décret autorise la Ministre de la Justice à mettre à œuvre, durant une période de deux ans, un traitement automatisé de données à caractère personnel dénommé « DATAJUST » visant à développer un dispositif algorithmique afin de recenser, poste de préjudice par poste de préjudice, les montants demandés et offerts par les parties à un litige, ainsi que les montants alloués aux victimes en indemnisation de leur entier préjudice corporel et psychique par les juridictions d’appel en matière administrative et civile entre le 1er/01/2017 et le 31/12/2019.

Dans sa délibération n°2020-002 en date du 9 janvier 2020, la CNIL précise que le Ministère de la Justice entend instituer à terme ce dispositif de manière pérenne.

De là à dire que les graines de la justice prédictive sont semées, il n’y a qu’un pas…

Le projet Datajust se trouve dans les tuyaux de la Chancellerie depuis 2016. Il avait été annoncé à la fin 2018 par la Ministre, Nicole Belloubet. Or, depuis deux ans, les avocats alertent les autorités sur les algorithmes et l’open data judiciaire. Ils n’ont pas été consultés sur le décret publié en pleine période d’urgence sanitaire, alors même que, durant cette période impérieuse, seuls les textes en lien avec le Covid-19 avaient vocation à être publiés.

  • Le public concerné par le décret

Victimes, assureurs, avocats, magistrats de l’ordre administratif et de l’ordre judiciaire, agents du ministère de la justice.

  • Les objectifs du décret

Il vise le développement d’un algorithme permettant :

  • L’évaluation rétrospective et prospective des politiques publiques en matière de responsabilité civile et administrative
  • L’élaboration d’un référentiel indicatif d’indemnisation des préjudices corporels
  • L’information des parties et l’aide à l’évaluation du montant de l’indemnisation à laquelle les victimes peuvent prétendre afin de favoriser un règlement amiable des litiges
  • L’information ou la documentation des juges appelés à statuer sur des demandes d’indemnisation des préjudices corporels.
  • Le cadre du décret

Il définit les finalités du traitement, la nature et la durée de conservation des données enregistrées ainsi que les catégories de personnes y ayant accès. Il précise également les modalités d’exercice des droits des personnes concernées.

Un autre décret devrait suivre concernant la mise en œuvre de l’algorithme.

  • Quelles sont les données collectées ?

1- Noms et prénoms des personnes physiques mentionnées dans les décisions de justice à l’exception de ceux des parties

2- Eléments d’identification des personnes physiques (date de naissance, genre, lien de parenté avec les victimes et lieu de résidence)

3- Données et informations relatives aux préjudices subis, notamment :

  • Nature et ampleur des atteintes à l’intégrité, dignité et intimité, en particulier la description et la localisation des lésions, les durées d’hospitalisation, les préjudices d’agrément, esthétique, d’établissement, d’impréparation ou sexuel, les souffrances physiques et morales endurées, le déficit fonctionnel, ainsi que le préjudice d’accompagnement et d’affection des proches de la victime directe
  • Les différents types de dépenses de santé et d’aménagement ;
  • Le coût et la durée d’intervention des personnes amenées à remplacer ou suppléer les victimes dans leurs activités professionnelles ou parentales durant leur période d’incapacité ;
  • Types et ampleur des besoins de la victime en assistance par tierce personne ;
  • Préjudices scolaires, universitaires ou de formation ;
  • L’état antérieur de la victime, ses prédispositions pathologiques et autres antécédents médicaux

4- Données relatives à la vie professionnelle et à la situation financière des victimes (profession, statut, perspectives d’évolution et droits à la retraite, montant des pertes de gains professionnels) et données relatives aux responsables ou personnes tenues à réparation

5- Avis des médecins et experts ayant examiné la victime et le montant de leurs honoraires

6- Données relatives à des infractions et condamnations pénales 

7- Données relatives à des fautes civiles

8- Le numéro des décisions de justice


A ce stade, aucune précision n’existe sur la méthodologie de recueil des indemnisations et leur cible.

On peut raisonnablement supposer que le montant des indemnisations sera déterminé poste par poste dans le respect de la nomenclature Dintilhac tant pour les victimes directes qu’indirectes, quel que soit le fondement de la responsabilité retenue.

Pour autant, comme l’indique à juste titre Christiane Féral-Schuhl, Présidente du Conseil National des Barreaux, il aurait été utile que le décret explique « si le gouvernement a pour projet de modifier le contour du régime de responsabilité civile car les analyses seraient alors de nature à enrichir et améliorer la qualité des études d’impact ».

Par ailleurs, Christiane Féral-Schuhl, spécialiste notamment en droit de l’informatique, note par ailleurs que plusieurs questions restent en suspens :

« Comment sera constitué le jeu de données ? Comment sera faite la sélection, avec quelle intégrité et quelle exhaustivité ? La base de données ne sera pas elle-même créée à partir d’une nomenclature précise, puisque les pratiques des tribunaux diffèrent. Il y aura donc des disparités.

Comment un algorithme va-t-il pouvoir analyser des informations qui ne sont pas toutes construites selon un schéma standard ? En outre, nous n’avons aucune information sur la manière dont l’algorithme sera conçu. Cela fait 2 ans que le CNB exprime le souhait que la Charte éthique européenne d’utilisation de l’intelligence artificielle dans les systèmes judiciaires et leur environnement établie par la CEPEJ, soit prise en compte. Il y a des risques possibles de reproduction et d’introduction de biais dans la conception. ».

S’il est un domaine où la nature humaine est en première ligne, c’est bien celui de la réparation du dommage corporel.

A l’heure d’un état d’urgence sanitaire qui vient mettre à jour les incohérences d’une économie de marché mondialisée avec pour leitmotiv une croissance de biens dans laquelle l’être humain a de moins en moins sa place, la publication en catimini de ce décret parmi les mesures d’urgence confine au jusqu’au-boutisme d’une justice toute aussi déshumanisée que le sont actuellement les salles des pas perdues des différentes juridictions. La justice s’est vidée de ses justiciables, de ses magistrats, greffiers et auxiliaires de justice ; les ordinateurs suppléent-ils pour autant à l’absence de ces derniers ? Non, la justice s’est arrêtée hors les procédures d’urgence car la justice est d’abord une affaire humaine.

Alors que les victimes d’accidents sollicitent, à juste titre, la prise en considération de la singularité de leur dossier et un examen attentif par la justice afin de pouvoir entamer un processus de reconstruction à l’issue d’une procédure, le danger d’un tel algorithme est de remplir des objectifs diamétralement opposés à savoir d’opérer une standardisation des dossiers et un forçage de tout dossier à entrer dans les cases prédéfinis sans tenir compte des spécificités de chaque espèce.

Quand on sait combien le travail de l’avocat est de prendre la globalité et la spécificité de la situation dans laquelle son client victime d’accident a été placé, tant dans la phase expertale que dans la présentation ensuite de ses demandes indemnitaires auprès de la juridiction compétente, comment expliquer à ce même justiciable qu’un algorithme se chargera de balayer ses préjudices de manière exhaustive et réaliste ?

Le principe de réparation intégrale s’entend d’une indemnité adaptée à la victime et à son dommage. Cette exigence d’individualisation de la réparation est un corollaire du principe. Cet impératif d’adaptation est essentiel puisqu’il était déjà au cœur du reproche fait au référentiel indicatif de l’indemnisation du préjudice corporel des Cours d’Appel dit Référentiel « MORNET », pourtant loin d’un algorithme. En effet, au centre de la critique, se trouvait la question de la personnalisation de la réparation.

J’ai en mémoire une formation dispensée par un magistrat honoraire d’une chambre spécialisée de Cour d’Appel qui remerciait les avocats de présenter des démonstrations pointues, pièces justificatives à l’appui, permettant également aux magistrats de faire évoluer leur jurisprudence et de repenser certaines indemnisations.

L’algorithme prendra-t-il en considération cette spécificité du cerveau humain, capable de discernement, d’autonomie et de remise en question de sa pratique ?

Comment l’algorithme va-t-il appréhender la disparité des décisions actuellement rendues d’un ressort de Cour d’Appel à un autre pour parvenir à une harmonisation non artificielle ?

Comment l’algorithme gérera-t-il le préjudice économique de la victime qui se calcule toujours au cas par cas devant la diversité des situations des victimes ?

Tandis qu’au sein d’une même juridiction l’abord de la réparation du dommage corporel peut différer entre les magistrats par référence à des référentiels distincts, il est pertinent de s’interroger sur la manière avec laquelle la base de données sera créée.

En effet, les extractions sont souvent effectuées sans réelle connaissance juridique et ne prennent donc pas en compte les subtilités juridiques. Dès lors, au stade de l’extraction des données jurisprudentielles, des erreurs d’interprétation sont commises et sont susceptibles de fortement biaiser les résultats des analyses.

Enfin, on perçoit sans peine l’intérêt des compagnies d’assurance à la création d’un référentiel issu d’un algorithme et à son utilisation généralisée afin d’inciter les victimes non assistées d’un avocat à accepter des offres indemnitaires sans aucune négociation et de les dissuader sans difficulté d’envisager une voie contentieuse à défaut d’acceptation, en faisant valoir des probabilités d’échec issu de l’algorithme.

La réparation du dommage corporel fait cohabiter la médecine et le droit.

Or, la médecine est également soumise aux questions algorithmiques.

Le processus de standardisation médicale et juridique repose sur l’idée que l’homme est faillible et que la sécurité des systèmes ne pourra être assurée qu’en écartant le « facteur humain ». Certes, l’homme est incontestablement faillible, c’est là le propre de sa nature sans lequel aucune évolution n’aurait été possible, mais accorder une confiance sans faille à la science et la technologie et les ériger en gardiens de la vérité est dangereux.

Les produits technologiques portent en eux l’emploi des probabilités, leurs limites, leur caractère provisoire, la normalisation au détriment de l’appréciation, du discernement, de l’expérience, de l’individualisation du patient et du justiciable par les acteurs de la médecine et de la justice.

Une volonté d’harmonisation des indemnisations en réparation des préjudices corporels est louable mais uniquement si elle laisse toute sa place à l’intelligence humaine.

Marie Curie ne disait-elle pas, « nous ne devrions pas laisser croire que tout progrès scientifique peut être réduit à des mécanismes, des machines, des rouages, quand bien même de tels mécanismes ont eux aussi leur beauté » ?

La profession d’avocat qui n’a cessé de prouver, au cours des 20 dernières décennies, ses facultés d’adaptation aux évolutions de la justice ne peut que renouveler ses légitimes interrogations et alertes sur la mise en place d’un tel algorithme dans une matière éminemment complexe tant juridiquement qu’humainement.